CHEZ FELIX
Notre besoin de consolation est impossible à rassasier
Stig Dagerman
Ils m’ont expliqué qu’ils partaient travailler en Iran parce que cela leur permettrait de gagner plein de sous et que, comme ça, ils pourraient finir plus vite de construire le chalet. Ils ne pouvaient pas m’emmener parce que là-bas ils ne savaient pas trop à quoi s’attendre. En plus, ils y allaient en voiture et le voyage risquait d’être long et dangereux.
Il fallait que je sois courageuse, 3 mois ce serait vite passé et puis je serais bien chez ma grand-mère...
On était en 1971. Je venais d’avoir 7 ans et 3 mois, c’était comme une éternité d’éternité.
De toutes façons, entre les Kurdes (des méchants, ceux-là) et les loups (affamés, dans ces contrées) qui risquaient de les découper en rondelles quelque part aux confins de la Turquie, autant me faire tout de suite à l’idée que je n’étais pas prête de revoir mes parents.
Fin novembre, ils m’ont accompagnée à Vichy, chez ma grand-mère Louise. Ils sont restés quelques jours puis ont chargé leurs skis dans la 404 rouge bordeaux avec ses feux arrières qui me faisaient penser à deux fusées et ils sont partis.
« A Pâques, si tout va bien, on aura gagné assez d’argent et on pourra t’envoyer un billet d’avion pour nous rejoindre. »
Décembre. Janvier. Février. Mars.
De 3 mois, on était passé à 4...si tout allait bien.
Le coeur gros, j’avais dit au revoir à tous mes copains, mais surtout à mes montagnes, à la neige, au ski, à la lumière. A cette vallée où j’étais née et qui, jusque là, était toute ma vie.
Ma nouvelle maîtresse n’est autre que la femme du « père Chardon », prof. de maths de mon père, à qui il imputait depuis toujours de l’avoir dégoûté des maths et donc des études (il avait en effet arrêté l’école en quatrième).
Je me retrouvais donc dans cette école - QUE - de filles à devoir affronter Madame Chardon la bien nommée, qui n’avait rien d’une reine des Alpes mais tout d’une vieille figue de barbarie avec des poils au menton pointant comme des épines à travers la poudre de riz.
Cela n’a pas traîné, quatrième jour de classe, une baffe.
J’avais souligné le titre de la leçon d’un carreau de trop.
Un carreau, une baffe, c’était le barème...
Pour la gifle, Louise était bien embêtée parce que je ne voulais tout simplement plus retourner à l’ école.
Le téléphone existait à peine et en tous cas, pas à Dizîn, la station de ski iranienne construite par le Shah où mes parents exerçaient désormais leur art.
Alors Louise m’a proposé de leur écrire.
En attendant leur réponse, je retournais à l’école.
Elle s’en sortait bien.
Pendant 3 mois j’ai attendu désespérément une enveloppe en papier bible bordée de bleu, blanc, rouge.
Maman m’avait expliqué que les lettres devaient être légères parce qu’elles voyageaient en avion.
Mais rien. Rien de rien. Les mois passaient. Pas de lettre.
A croire qu’ils m’avaient oubliée.Un jour, La Chardon, se rengorgeant, nous annonce que bientôt, c’est son anniversaire. A la réaction de mes « camarades », je compris que cela voulait dire cadeau obligatoire...
M’en étais-je vantée moi d’avoir eu 8 ans en janvier ? d’avoir dû « fêter » ça sans copains et déguisée en fée !
Pour me faire plaisir, Anna, mon autre grand-mère, qui habitait elle aussi à Vichy, m’avait cousu ce costume, dans un nylon crissant d’un bleu affreux. J’avais aussi eu droit à une ridicule baguette pas magique et le mieux : un hideux chapeau en forme de hennin, dans le même nylon, sur lequel Anna avait collé 3 bêtes étoiles en papier doré.
Ma bonne étoile à moi s’était visiblement faite dévorer par les loups kurdes.
J’ai encore la photo. J’effleure tristement le coin d’un canapé du bout de ma baguette sans la moindre illusion quant à mes capacités à le transformer en tapis volant... Le cheveu filasse, un pauvre sourire de travers coincé sur mon visage hâve... Le pire anniversaire dont je me souvienne.
Madame Chardon, elle, semblait se réjouir d’imposer à ses serviles élèves sa liste de cadeaux en forme de reconnaissance éternelle et méritée pour les avoir toutes sauvées de l’illettrisme. Je suis certaine que les palmes académiques lui auraient fait moins plaisir. En tous cas, j’étais rentrée chez Louise furax : pas question de dépenser un sou pour faire un cadeau à ce dragon !
Ma grand-mère avait encore une fois tempéré et m’accompagnant à l’école, (je ne voulais pas porter le bouquet) lui offrit elle-même une gerbe de glaïeuls du même rose mièvre que nos blouses (j’avais insisté sur le choix de la couleur), pompeusement présentée dans du papier cristal.
Un jour tout de même, j’en ai eu trop marre.
Pour une broutille de goutte qui a fait déborder le vase, je suis partie.
Partie, partie.
Cela m’inquiétait bien un peu pour Louise. Mais à quoi bon continuer cette vie qui n’était qu’ennui et injustice. Alors je suis montée sur la passerelle métallique qui enjambait les voies ferrées et j’ai attendu qu’un train passe. Je n’espérais plus rien. A part que ce train de tarde pas trop et que j’en finisse une bonne fois pour toute avec cette ville grise, cette école de moutons de Panurge en blouses roses, le demi - deuil de Louise (mon grand-père était mort l’année d’avant et sa seule fantaisie en matière vestimentaire était le mauve ou le pied de coq), cette maîtresse qui n’était jamais contente, et surtout, surtout, ces parents pour qui je comptais pour du beurre. Tant pis pour eux si on me retrouvait en bouillie sous le Vichy/Clermont.
J’en étais là quand la passerelle s’est mise à résonner du bruit d’une course égarée... c’était Louise, toute chamboulée, la mise en plis en bataille, avec sa jupe en pied de coq remontée sur ses cuisses qui arrivait en courant. Elle m’avait retrouvée avant le dernier acte et me serrait dans ses bras à m’étouffer en me faisant promettre de ne plus jamais recommencer.
Elle me fit de la peine. Eclatant en sanglots, je promis.
Pour elle, pas pour moi.
Je retournais donc à notre morne existence dans son petit hôtel de la rue Voltaire, retrouvais la chambre numéro 1, qui avait été celle de mon père et de son frère Octave et le lustre : un petit ange de bronze tenant dans chaque main un globe muni d’une ampoule électrique.
C’est à lui que je racontais ma tristesse, les jours sans fin, sans relief, sans soleil, les mois vides et livides ou nulle nouvelle ne me parvenait jamais.Je les imaginais eux, dans des palais extraordinaires tout en turquoise, partant en hélicoptère donner des cours de ski à une reine en robe de brocart et un roi couronné d’or et de diamants. Je leur trouvais mille excuses et cherchait à me convaincre que c’était normal qu’ils n’aient pas le temps de m’écrire, ni même de penser à moi ; Le Shah et La Shabanou ne devaient pas leur laisser une minute.
Louise faisait son possible pour me rassurer. Quant à Anna, qui avait perdu sa mère très jeune et détestait les geignards, (je sentais bien, de plus, qu’elle était un peu piquée que Louise ait été choisie pour me garder et pas elle), il n’était pas question de se plaindre.
Début mars, le facteur est arrivé en agitant une enveloppe en papier bible bordée de bleu blanc rouge.
Avec le profil du Shah d’Iran sur le timbre.
Louise lui a même servi un verre de blanc après m’avoir lu la lettre que je n’arrivais pas à déchiffrer. Maman m’expliquait qu’elle avait écrit à l’inspecteur de l’académie et que Madame Chardon ne s’aviserait pas de sitôt de lever la main sur moi. Elle me parlait de la Reine, qui skiait déjà très bien, de ses enfants, dont la Princesse Farahnaze qui n’avait qu’un an de plus que moi, parlait déjà 3 langues. Elle m’écrivait que je leur manquais beaucoup et qu’ils avaient hâte que je puisse les rejoindre.
Quand Louise a eu fini, je suis montée dans ma chambre. Là, sans témoin, la lettre à la main, l’enveloppe dans l’autre, je me suis mise à sauter sur le lit en hurlant et en pleurant de joie.
Ils ne m’avaient pas oubliée, ils pensaient encore à moi, j’allais bientôt les retrouver.
C’était comme la fin d’une nuit sans fin.
Enfin, les vacances de Pâques sont arrivées et mon oncle Octave est venu me chercher. Il m’a conduite à l’aéroport d’Orly et m’a confiée à une belle hôtesse de l’air. Très élégante avec son petit calot sur la tête et gentille...tellement gentille. C’était autre chose que La Chardon avec ses grosses joues molles, sa permanente en paille de fer, sa règle en bois toujours prête à taper et son méchant sourire.
J’aurais bien voulu que la jolie hôtesse m’accompagna jusqu’à Téhéran mais elle ne pouvait pas. Elle m’installa dans l’avion et m’accrocha autour du cou une pochette en plastique blanche marquée Air France et me souhaita un bon voyage avec son sourire comme un soleil.
Je la regardais s’éloigner avec son tailleur orange et son chignon banane. Je savais qu’elle souriait encore en posant ses mains gantées de blanc sur le dossier des fauteuils alors qu’elle quittait l’avion. Je lui trouvais un air de papillon, gracieux et léger et surtout... surtout j’enviais ses talons hauts de dame.
Là, alors que mes yeux se posaient sur ces souliers que je rêvais de porter quand je serai grande, patatras. La voix d’Anna fit s’écrabouiller mon beau papillon sur le pare-brise du cockpit comme un vulgaire moustique.
« Le plus important ma petit fille, ce sont les souliers. Ils doivent être IRREPROCHABLES. C’est au pied que l’on juge la personne. »
Je regardais les deux talons écorchés de ma belle hôtesse avec une tristesse énorme. Le fin cuir de chevreau, déchiré, laissait apparaitre le vilain plastique blanc du talon. C’était affreux. J’aurais voulu courir derrière elle pour la prévenir, pour la sauver même, mais elle m’avait fait promettre de ne pas bouger...
Alors que je me torturais encore pour essayer de comprendre comment un si gracieux papillon orange et banane pouvait négliger de si belles chaussures, un petit homme tout sourire, s’était agenouillé devant moi en me parlant dans une langue que je n’avais jamais entendu. Il me tendait une minuscule poupée en kimono et me faisait signe de la prendre. C’était un cadeau. Un cadeau pour moi. Je n’en croyais pas mes yeux.
Après Téhéran, l’avion poursuivait sur Tokyo si bien que la plupart des passagers étaient japonais. Il n’y avait que des hommes et ils sont tous venus me voir et me parler dans leur drôle de langue. Ils m’ont presque tous offert quelque chose: une boite de mini crayons de couleur, un petit carnet avec de belles feuilles de papier marbré.
J’avais l’impression d’être drôlement importante pour que tous ces inconnus me couvrent d’attentions. Moi, une petite fille sans importance. C’était vraiment formidable.
A 3 heures du matin, l’avion s’est posé à Mehrabad. J’ai salué tous mes nouveaux amis Japonais et j’ai débarqué. Je les revois, tous penchés dans l’allée entre les sièges, agitant la main avec leurs sourires immenses et leurs yeux comme des traits de lumière.
J’ai compris qu’ils me souhaitaient bonne chance.
Ça faisait du bien de respirer l’air frais après 8 heures de vol.
J’allais enfin retrouver mes parents.
4 mois moins 2 jours après qu’ils m’ont quittée.
Me voici dans un immense couloir avec une lumière aveuglante et peint du même bleu que ma robe de fée. Au bout il y a une vitre, comme un mur, avec derrière, une foule de gens qui gesticule. Je les dévisage tous un par un en avançant de plus en plus prudemment parce que je ne les vois pas. Je ne les vois pas : EUX. Je pensais qu’ils m’attendraient et tout de suite, me serreraient dans leurs bras. Il y a tellement de monde. Tous avec des grands sourires et plein d’étoiles dans les yeux. Mais aucun ne me regarde. Et moi, je ne LES vois nulle part.
Le couloir tourne. Je continue à marcher lentement en me disant qu’ils seront forcément plus loin. Mais non. Ils ne sont pas là.
Alors tout se met à aller très vite dans ma tête et je me dis que je vais prendre un taxi. Lui dire de m’emmener chez Félix A. (c’est lui qui a demandé à mes parents de venir en Iran pour créer une école de ski français). Le bras droit du Shah. Tout le monde ici doit OBLIGATOIREMENT le connaitre. Il faut que je me débrouille.
Les deux autres, on ne peut vraiment pas compter sur eux, ils m’ont oubliée.